Depuis un demi-siècle, l'attitude du public vis à vis de
la mystique a beaucoup changé. De suspecte, celle-ci est
devenue intéressante, attirante même. Ainsi voit-on
certains esprits se tourner vers l'Inde comme vers une
source de spiritualité vivante avec ses hommes dieux et
ses canonisés vivants. D'autres examinent avec plus
d'attention leurs propres traditions religieuses pour
entendre à nouveau le message clamé par la voix des
Saints au long de l'histoire. Chez les uns et chez les
autres se manifeste un même souci, un même désir : celui
de voir refleurir la mystique, celui de la voir revivre
dans le monde d'aujourd'hui, parmi tous les hommes,
parmi nous.
C'est d'ailleurs là une nécessité vitale si l'on
comprend que toute civilisation a été construite et
maintenue contre vents et marées par ses hommes
spirituels. N'ont-ils pas été, avant même toute
préoccupation philosophique ou théologique,
l'incarnation de sa loi morale ? De cette loi qui,
éclose dans le sentiment religieux, devient comme la
matrice des forces de civilisation ?
Un Soufi contemporain, Pîr-o-Murshid Hazrat Inayat
Khan (dont il sera souvent question dans les pages
suivantes) déclarait aux environs de l'année 1925, que
l'humanité d'aujourd'hui pourrait surmonter les menaces
qui pèsent sur elle en retrouvant deux choses : la
conscience profonde de la solidarité qui existe entre
tous les hommes, et la conviction qu'à travers chaque
être humain c'est Dieu qui, en fin de compte, se
manifeste.
Cette réalité indubitable de la solidarité humaine, un
certain nombre de sociologues, d'historiens et d'hommes
politiques commencent à la percevoir et à la proclamer :
là où l'on souffre, où l'on meurt, là où l'on est
opprimé dans ses biens matériels ou dans ses convictions
spirituelles, là aussi se manifestent des troubles, des
difficultés qui finissent à la longue par corrompre et
gâter la collectivité entière des fils d'Adam.
Mais qui peut illustrer d'une manière plus éclatante la
proximité de l'homme et de Dieu sinon le mystique ?
C'est lui qui est précisément le témoin manifeste du
Royaume de Dieu établi sur la terre. Ce livre a
justement pour but de présenter les idées directrices
d'une mystique soufie dans la perspective indiquée en
ces dernières lignes, car Murshida Sharifa Goodenough
avait approfondi cette réalité intime durant de longues
années d'ascèse, avant de nous livrer l'essentiel de son
message.
Qui est-elle donc ?
Distinguée en ses manières, Lucy Goodenough (25
Août 1876 8 mars 1937) le fut aussi par la naissance et
par l'empreinte de l'esprit. Apparentée aux Habsbourg
par sa mère, elle manifesta très tôt un intérêt
passionné pour la psychologie de l'être humain et la vie
de l'âme. Cependant, elle ne rencontra qu'en 1910 celui
qui devait exercer sur elle l'influence la plus
profonde, Pîr-o-Murshid Hazrat Inayat Khan,
philosophe et mystique soufi. En cet homme exceptionnel
qui savait susciter l'élan vers un idéal élevé en tous
ceux qui l'approchaient, elle reconnut son Murshid,
son maître spirituel. Lui-même sut distinguer en cette
âme d'élite qu'était Miss Goodenough cette
disposition particulière à la vie intérieure que la
grâce divine accorde à certaines personnes, don précieux
et rare que l'on ne rencontre pas souvent, même en
Orient.
Il l'initia au Soufisme et lui confia très vite des
responsabilités de plus en plus importantes dans le
groupe qu'il avait fondé de personnes initiées à la
mystique des Soufis. Entre autres tâches, c'est en
grande partie grâce à elle que l'on doit la
transcription de l'enseignement oral de Pîr-o-Murshid
Hazrat Inayat Khan « sous une forme exempte de toute
corruption » comme il se plaisait à le reconnaître
lui-même en faisant l'éloge de sa collaboratrice.
A la mort du Maître, en 1927, elle était « Murshida
» sous le nom de « Sharifa », c'est-à-dire
qu'elle s'occupait d'enseigner les disciples dans la
voie mystique des Soufis. Elle incarnait à la perfection
l'esprit de négation de soi propre à l'aspirant dans la
voie spirituelle, à tel point que sa propre personne
disparut devant l'idéal que représentait pour elle son «
Murshid » Pîr-o-Murshid Hazrat Inayat Khan.
Par la suite, elle montra dans sa manière exemplaire de
vivre l'esprit du Soufisme, jusqu'à quel point l'on peut
s'élever dans l'état spirituel grâce à un continuel
effacement de soi.
Cependant, cet effacement même entretenait autour d'elle
comme un nimbe de silence et n'attirait pas les foules :
peu d'êtres arrivent à comprendre que la spiritualité
intense et profonde ne s'annonce pas au son du tambour.
Par ailleurs, Murshida Sharifa possédait par
nature un tempérament d'ascète. Malgré la bienveillance
foncière de son caractère, cette prédisposition,
soutenue par la réserve britannique et aussi par son
éducation dans une famille de rang social élevé, ne la
rendait pas d'un abord facile. A part la présence de
quelques disciples et de quelques respectueux amis, elle
vécut dans la solitude. Elle fut seule pour tenter de
maintenir l'esprit véritable du message de Pîr-o-Murshid
Hazrat Inayat Khan, au milieu des déviations
inévitables qui suivirent la mort du Maître.
Seule pour faire front devant les inimitiés, que son
attitude d'intransigeante fidélité au « Murshid »
lui valut alors parmi les membres du Mouvement Soufi. De
cette hostilité, comme de cette déviation, elle souffrit
intensément, mais elle montra à ceux qui la suivaient ce
qu'étaient le pardon et l'oubli des injures.
Durant cette période très difficile qui correspond aux
dernières années de sa vie, son rayonnement était loin
d'échapper à tous ceux qui la connaissaient. M. de
Cruzat Zanetti, « Executive Supervisor » du
Mouvement Soufi écrivit ces lignes significatives, après
la mort de Murshida Sharifa :
« J'ai pu, par mes observations personnelles au cours
de nombreuses années, acquérir la conviction que
personne n'a jamais été plus qu'elle en intime communion
de pensée et d'objectif avec Inayat Khan. »
Et plus loin :
« Combien cet esprit si admirablement développé et
ces traditions d'excellente éducation manqueront aux
réunions futures du Mouvement Soufi ! La sérénité avec
laquelle elle assistait à ces réunions, souvent sous
l'assaut d'attaques aussi sottes de contenu qu'impardonnablement
vulgaires de forme, était une leçon, montrant à quel
degré de perfection peut atteindre une intelligence
disciplinée et un esprit qui se maîtrise. Son cerveau
était un des organes les plus fins que j'aie jamais eu
le privilège de rencontrer. Je l'ai vue, sans
préparation, répéter dans les termes mêmes la relation
de notes égarées d'une réunion remontant à une année de
date, qui, comparée ensuite au compte rendu officiel, se
trouva rigoureusement exacte. Et cependant, à chacune de
ces réunions, elle pouvait donner l'impression d'être
distante, comme détachée du sujet traité. Ce fait peut
servir à illustrer, par un exemple visible, que les
méthodes des mystiques aboutissent à rendre plus aigus
et plus puissants les instruments que Dieu nous a donnés
pour agir sur le plan de l'existence terrestre. »
Il est difficile d'exprimer pleinement ce qu'elle fut
pour ses disciples, ce que son aide leur apporta. Au
moins, pour tenter de cerner d'un dernier trait
l'esquisse de sa noble figure, transcrirons-nous ici, ce
qu'écrivit l'un de ceux qui l'approchèrent :
« Nous ne reverrons plus un être qui lui soit
semblable, mais au-delà du temps et de l'espace, nous
trouvons dans les chefs-d'œuvre de l'art, son expression
et ses gestes. De merveilleux portraits de prêtres
japonais, la montrent dans son recueillement ; des
sibylles de Michel Ange, lisant et prédisant l'avenir,
irradient sa forme spirituelle ; des saints de Giotto et
de Vivarini, libérés de toute pesanteur terrestre,
pleurant la mort du Christ ou se penchant sur l'Enfant
Jésus, c'est encore son expression qui rayonne, des
rayons de son grand amour. Non seulement dans les belles
images d'autrefois, mais aussi dans les vers des plus
grands poètes, nous retrouvons votre figure, Murshida
Goodenough. Shakespeare, qui vous était cher, a esquissé
votre portrait :
« Beauté, vérité, rareté
Grâce, en toute simplicité » »
Ayant compris le Message donné par Pir o Murshid
Inayat Khan et son exacte portée comme peu d'êtres
l'ont compris, Murshida Sharifa le traduisit dans
sa parole et dans sa vie. Cette vie demeure avec ses
disciples, elle est pour eux l'exemple et le chemin de
la perfection spirituelle. Sa parole, on en trouvera ici
quelques aspects, tirés des conférences qu'elle prononça
dans ses dernières années.
Puisse cette parole intéresser le lecteur.
Murshida Sharifa, après son maître, Pîr-o-Murshid
Hazrat Inayat Khan, propose du Soufisme une
conception universellement humaine. Certains s'en
étonneront. D'autres seront déroutés par ce soufisme qui
s'évade délibérément de tout cadre traditionnel, se
libère de toute confession, est exempt de couleur
locale, n'utilisant pas ou très peu le vocabulaire
spirituel classique des Soufis.
Pourtant il ne s'agit pas d'une dépersonnalisation, car,
par-delà l'extrême dépouillement des apparences, on
prendra contact avec une pensée à la simplicité d'épure,
une pensée qui mène très loin. Ceux-là qui l'auront
goûtée reconnaîtront la sincérité d'une expérience vécue
et l'accent d'un témoignage authentique.
Conception universellement humaine, avons-nous dit. Que
représente le Soufisme pour l'Ecole de Pîr-o-Murshid
Hazrat Inayat Khan ? C'est avant tout une éducation
de l'être, éducation qui ne vise pas seulement à
développer les facultés de l'homme d'une manière
harmonieuse, à exalter ses qualités propres afin de lui
permettre de vivre une vie qui ait une valeur totale
pour lui et pour les autres. Mais cette éducation lui
permet surtout de tirer les voiles qui enveloppent son
âme afin qu'elle puisse s'éveiller d'elle-même à la plus
haute réalité accessible.
Point de spéculation dans cet enseignement, s'il
contient quelque philosophie, elle est tirée de
l'expérience en vue d'une pratique vivante. S'il suscite
quelque sentiment religieux, ce n'est pas dévotion
aveugle, mais lumière qui éclaire, fortifie et guide
l'intelligence en vue d'une compréhension plus intime de
la vie en nous et hors de nous, qui est Manifestation
Divine.
Rien qui s'oppose donc à aucune religion révélée. Le
Soufi les révère au contraire, comme les notes
indispensables qui concourent à l'expression de la
musique du Créateur. Tel nous apparaît, d'après
Murshida Sharifa, le Soufisme de Pîr-o-Murshid
Hazrat Inayat Khan. Il s'offre comme un ensemble
harmonieux, susceptible d'enrichir ceux qui se sentent
attirés par lui.
Michel Guillaume. |