
Le pouvoir auquel un individu s’est habitué est le pouvoir de son libre arbitre, jusqu’à ce qu’il éprouve que son libre arbitre se heurte au libre arbitre d’un autre individu. Il commence alors à voir qu’il y a conflit entre les libres arbitres de deux personnes. S’il arrive qu’il soit fort dans ce conflit, il tirera le meilleur parti de la situation, et si c’est le second qui est plus puissant, alors celui-là l’emportera. Quand il en vient à penser à la destinée, celui qui est peu enclin à croire, dira : « Je ne sais pas si elle existe », mais un homme doué de quelque croyance dans les choses abstraites dira qu’il y a une destinée, et il aura toutes les preuves pour l’en convaincre.
Il y a beaucoup de gens habiles et diplômés dans les affaires, les professions libérales, la politique. Mais leur habileté et leurs diplômes ne sont pas toujours des raisons qui les conduisent au succès. Nous constaterons très souvent qu’une personne simple, une personne qui manque d’habileté ou qui manque de qualification, a du succès. Ce n’est pas toujours le cas. Mais il arrive souvent qu’une personne fort innocente soit dans une situation élevée et qu’une personne très avisée travaille peut-être comme son serviteur. Il se peut que des gens tenant un grand bureau aient un secrétaire qui en sache davantage qu’eux-mêmes. Et si l’on demande pourquoi cet individu, malgré toute son habileté, est à cette place-là, tandis que l’autre s’assied à la place d’honneur, pour quelle raison, on peut répondre que la destinée est à l’œuvre derrière le tout, les mettant en place et leur assignant leurs rôles.
Libre arbitre et destinée accomplissent la volonté divine
Il y a un dicton en Orient qui prétend que c’est depuis le berceau qu’on doit voir les pieds du petit enfant. Ce qui signifie que ce qui doit advenir, on peut le voir dès le berceau, le petit enfant montre des signes qui lui promettent son avenir.
La question se pose alors de savoir si la destinée est la volonté de Dieu. On peut répondre qu’en un sens, la volonté parfaite de Dieu est ce que perçoit dans sa plénitude celui qui est près de Dieu. S’il n’en était pas ainsi, quel serait le sens de l’indication de l’Evangile :
« Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel »,
Il n’est pas dit en effet : « Ta volonté s’accomplit sur la terre comme elle s’accomplit au Ciel ».
Si cela était, cela appuierait dans le sens de la destinée. Mais c’est le travail à la fois de la destinée et du libre arbitre de se conjuguer pour accomplir la volonté de Dieu. C’est le libre arbitre et la destinée, les deux ensemble, qui accomplissent la volonté de Dieu. Mais le libre arbitre dans son état parfait, dans son sens le plus élevé.
Un homme organise quelque chose dans sa vie et puis les conditions s’y opposent. Dans ce cas, ou bien la volonté, la volonté de Dieu est dans cet homme, ou bien la volonté est dans les conditions. A la fin, quand une de ces deux forces opposées défaille et que l’autre a la victoire, alors la volonté de Dieu est accomplie.
Il y a un dicton Persan :
« Quand deux cœurs deviennent un seul cœur, ils peuvent déplacer des montagnes ».
La volonté divine
En d’autres termes, quand le vouloir d’une personne et le libre arbitre d’une autre s’unissent, autrement dit sont en harmonie, cela devient alors un phénomène, cela opère comme une sorte de magie. Mais quand ils ne s’unissent pas en harmonie, alors la volonté qui est accomplie n’est pas la volonté de Dieu, c’est la destinée.
Je vous donnerai un petit exemple. Une dame avait une nouvelle servante. Pour recevoir une amie qui venait lui rendre visite, elle demanda à cette servante d’aller acheter un beau bouquet de fleurs. Quand la servante sortit et demanda le prix du bouquet chez la fleuriste, elle pensa : « C’est invraisemblable de la part de ma patronne de dépenser une telle somme pour ça. J’aurais préféré qu’elle me demande autre chose ». Et au lieu de faire ce que la dame lui avait commandé, elle alla acheter des sandwiches au fromage, qui lui réjouissaient le cœur. Elle pensa : « Quand je les apporterai à ma patronne, elle sera bien contente ». Naturellement, quand la dame vit les achats de la servante, elle fut horrifiée : alors qu’elle avait espéré recevoir somptueusement son amie avec des fleurs, voilà qu’elle avait des sandwiches au fromage !
Cela peut vous faire mieux saisir cette indication de l’Evangile :
« Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ».
Ce que l’homme fait toujours de par sa volonté propre, n’est pas toujours la volonté de Dieu. La volonté de Dieu est accomplie lorsque l’homme est en lui-même en contact avec l’Esprit Divin. C’est alors qu’il commence à comprendre le sens de la volonté divine.
Le chemin du pouvoir
Ceux qui persévèrent dans le chemin du pouvoir sont de trois sortes. Il y a celui dont la voie est montante et celui dont la voie est descendante. Tous deux arrivent à la même fin, le premier peut-être avec une difficulté plus grande, l’autre avec une difficulté moindre. Le troisième a le chemin le plus difficile. Car il n’est ni montant, ni descendant. On peut l’appeler le chemin de la croix.
La voie montante est celle où une personne pense : « Je dois avoir ceci, je dois accomplir cela », elle n’épargne aucun effort, aucune pensée, aucune énergie, elle n’épargne rien. Elle s’engage dans sa recherche, dans sa poursuite, jusqu’à ce qu’elle obtienne ce qu’elle voulait. Telle est la voie appelée montante, car dans l’ascension vers les hauteurs chaque pas est difficile et très fatigant. Mais si sa patience la soutient, si elle continue à persévérer, il n’y a pas de doute qu’à la fin elle arrivera au sommet de la montagne.
On peut constater cela dans les grandes ou dans les petites choses. Si un enfant essaie de faire un jouet en pâte à modeler et n’y arrive pas du premier coup et essaie encore une fois sans y arriver. Mais que la troisième fois, après une semaine, il fait le jouet qu’il voulait faire, il a vraiment accompli quelque chose. Mais si, après avoir essayé deux fois sans succès, il pense : « Oh non, je ne peux pas y arriver », il a échoué. Ce chemin, évidemment, est un chemin de lutte continue.
S’approcher de la volonté divine
Je ne veux pas introduire ici l’idée du bon ou du mauvais mobile, ou de bons ou mauvais efforts d’une personne, parce que cela nous amènerait au sujet de la moralité que je ne veux pas envisager maintenant. Peu importe ce qu’une personne s’efforce d’obtenir, si elle persévère de façon continue sans défaillir, elle s’approchera de plus en plus de la volonté de Dieu.
Et puis il y a celui qui dit : « Eh bien, je serai résigné. Ce qui sera, sera ; ce qui arrivera, arrivera. Je suis prêt à l’envisager, je suis prêt à le prendre comme cela viendra. S’il arrive que je doive donner, je donnerai ; s’il arrive que je doive prendre, je prendrai. Que cela me soit agréable ou désagréable, quoi qu’il advienne, quoi que ce soit qu’offrent les conditions, je prendrai ce qu’offre la vie ». Telle est la voie descendante, elle demande peu d’efforts, tout juste comme lorsque l’on descend du sommet d’une colline, cela ne vous fatigue pas tellement.
Rejoindre la volonté divine
En fait, un chemin n’est pas plus difficile que l’autre. Cela dépend seulement du tempérament avec lequel est né l’individu. Il y a celui qui persévère, qui ira, se battant contre toutes les difficultés. Pour lui, descendre la colline est difficile ; pour lui renoncer, sacrifier est difficile. Il est né avec l’esprit de l’accomplissement, il s’élèvera en dépit de toutes les difficultés. S’il doit y perdre la vie, cela n’aura pas d’importance, il ira quand même par ce chemin-là. Et puis il y a cet autre qui est né avec l’esprit de renonciation. Il sera satisfait de tout ce qui arrive, il sera en harmonie avec les situations, il sera en paix avec les gens. Qu’ils le traitent bien ou mal, il prendra tout cela paisiblement, harmonieusement. Et à la fin il arrivera au même but, il arrivera à rejoindre la volonté Divine.
La troisième voie est celle de la croix ; elle consiste à la fois à lutter et à se résigner. Il n’y a pas de doute que c’est la voie la plus difficile. La voie montante est la voie du maître, la voie descendante est la voie du saint. Mais la voie de la croix est la voie prophétique. Les prophètes, à quelque époque et en quelque endroit qu’ils soient apparus, ont lutté sans cesse et se sont sans cesse résignés à tout ce qui arrivait. D’un côté en étant actifs, de l’autre côté en étant passifs, ils ont progressé dans la vie. Par conséquent, leur vie est tiraillée des deux côtés. Quand ils marchent, une de leurs jambes est tirée en arrière, l’autre est tirée en avant. Il y a toujours deux côtés à leur vie.
Suivre son tempérament
Cependant, chez toute personne l’on peut trouver l’une ou l’autre de ces qualités dans leur tempérament. Et le secret du succès dans la vie consiste pour chacun à suivre son penchant naturel. S’il arrive qu’un homme soit né avec cette qualité qui le fait toujours lutter, sa voie est de lutter. Il ne doit pas rester passif, il ne doit pas se résigner, car s’il le fait il échouera et n’accomplira pas le but de sa vie.
Mais s’il arrive que ce soit son tempérament d’être résigné, d’être résigné à tout ce qui arrive, alors il doit prendre cette voie. Il y a de la noblesse d’esprit, d’âme, dans chacune de ces deux voies. Mais si malheureusement il arrive qu’une personne soit née avec ces deux qualités à la fois, son problème dans la vie sera le plus difficile à résoudre, car elle ne pourra faire ni une chose ni l’autre. Sans doute, si elle persiste dans cette voie, le succès sera au bout. Mais il s’agit d’un succès dans le sens spirituel, non pas dans le sens matériel.
La manière de travailler de la destinée
La question qui se pose maintenant est de savoir si la destinée travaille de manière aveugle, ou si elle travaille intelligemment, consciemment ? Travaille-t-elle avec sagesse ? On répondra que jusqu’à un certain point, elle travaille plus ou moins consciemment et que cependant dans ses diverses manières de travailler, sa condition est différente. Par exemple, voici quelqu’un dont l’habitude est de se lever la nuit dans son sommeil, il erre dans la chambre et se cogne à la porte et aux murs parce qu’il a les yeux fermés. C’est une première manière d’errer dans une chambre.
Il y a l’autre manière : quelqu’un et absorbé dans son poème, il ne sait pas où il va, si c’est vers un coin de la pièce ou vers l’un ou l’autre mur. Son esprit pense au poème. Il marche, mais il ne sait pas vers quoi il marche. Cependant, sa marche a une signification et en même temps n’a pas de signification. Sa marche à ce moment-là est un stimulant pour son imagination. Elle l’aide, mais ce n’est pas une marche consciente ; pourtant il sait qu’il marche.
Et puis il y a une troisième manière, lorsqu’une personne va intentionnellement dans un certain coin de la pièce pour y chercher quelque chose, elle a un but en y allant.
La destinée travaille selon toutes ces manières.
La nature de la vie, de la vie dans sa totalité, peut être comprise en étudiant la nature de l’homme.

Il y a une sagesse à l’arrière-plan
Question : Est-ce à dire que la destinée travaille parfois aveuglément, comme l’homme qui marche dans son sommeil ?
Réponse : C’est pour la démonstration que j’ai essayé de traduire en paroles ce qu’on ne peut pas mettre en paroles. Si je disais qu’il y a seulement sept notes dans la gamme, j’aurais tort. Et pourtant j’aurais aussi raison, parce qu’il y a sept notes sur lesquelles on est d’accord. Mais on peut combler l’intervalle entre chaque note, pourvu qu’on puisse les distinguer clairement, avec peut-être cinq ou six notes, ou plus, ou moins. Ainsi, ce que nous appelons « aveuglément », c’est seulement dans la mesure de notre perception de la cécité.
Quand nous voyons cela selon l’idée de l’Absolu, de l’Être Unique et Total, alors nous ne pouvons pas dire que le travail se fasse aveuglément ou inconsciemment. C’est ce que c’est. Cela peut s’exprimer selon différents stades de conscience, mais cela ne peut pas être aveugle, c’est encore conscient. Et il y a encore une sagesse à l’arrière-plan, mais non pas cette sagesse que nous comprenons comme sagesse.
Par exemple quelqu’un marche, endormi, dans sa chambre pendant qu’un voleur essaie de dérober quelque chose dans l’armoire. Et dans son sommeil, il heurte le voleur qui s’enfuit, croyant que cet homme s’est vraiment levé pour lui. Un certain but est ainsi accompli sans intention, la marche du somnambule a ainsi abouti à quelque chose, bien que dans son sommeil il n’ait pas marché dans le but de tomber sur le voleur. Ainsi, tout ce qui arrive, que nous en comprenions ou non le sens, a son but. Et grâce à cela quelque chose est accompli. Peut-être nous en rendons-nous compte à ce moment-là, ou peut-être le saurons-nous plus tard.
Inertie et résignation
Question : Quelle distinction peut-on faire entre cette inertie et cette disposition que vous avez indiquée comme étant la seconde voie ?
Réponse : On peut comprendre l’inertie comme une sorte de faiblesse, mais ce chemin est une sorte de force. C’est une personne très forte qui peut se résigner, une personne qui peut faire des sacrifices, tolérer et se résigner n’est pas une personne faible. Certes il est possible qu’une personne faible, à cause de sa faiblesse, puisse tolérer, puisse faire des sacrifices et puisse se résigner. Mais son sentiment quand elle le fait est différent de celui de l’être brave et courageux. La personne que j’ai décrite comme sainte montre la plus grande bravoure que l’on puisse montrer. N’est-il pas brave celui qui, avec patience, prend tout ce qui le dérange, qui lui fait mal, qui tourmente sa vie, celui qui souffre et endure tout ? Une personne faible donne un exutoire à ses souffrances.
Par exemple, voici un artiste dont l’art n’est pas apprécié, qui n’a aucune place dans le monde de l’art et qui, pendant bien des jours, doit vivre sans un sou. S’il s’enferme dans son atelier, travaillant sans pain ni beurre à manger, et s’il n’en parle à personne, est-ce qu’il n’est pas courageux ? Est-ce qu’il n’est pas brave ? Est-ce qu’il n’est pas noble ? Fait-il preuve de faiblesse ? Non. Celui à qui manquent ces qualités sortirait et dirait : « Regardez-moi ! Regardez dans quelle situation je me trouve ! » Cela serait bien différent. Il y a une grande force dans une personne qui peut prendre tout cela avec résignation.
La volonté divine
Question : Est-ce que la voie de la croix est une voie heureuse et satisfaisante ?
Réponse : Si elle vous rend heureux et satisfait, c’est le cas. Si elle ne le fait pas, ce n’est pas le cas.
Question : A la fin, en regardant les événements tels qu’ils se sont produits, ne devons-nous pas dire que tout est fait selon la volonté de Dieu ?
Réponse : Eh bien, c’est la manière Soufie : commencer avec le libre arbitre et terminer avec la volonté de Dieu. La seule consolation, quand une chose n’est pas arrivée, est d’interpréter cela comme la volonté de Dieu.
Suresnes, 12 juillet 1925
Le front souriant – deuxième partie – recueil posthume de conférences – Chapitre 8
Publié dans Philosophie – L’origine et la continuité de la vie – cahier 6 – chapitre 15