Le voyage spirituel de Dante et de Roumi

Je voudrais dire quelques mots concernant le poème de Dante et le commencement du Premier Livre du Masnavi de Jelal-ud din-Roumi, dans lesquels Dante parle de son entrée sur le chemin spirituel et de la réalisation de ce voyage, et Roumi parle de la manière d’entrer sur la voie spirituelle et des premiers pas sur cette voie.

La Divine Comédie de Dante est un poème épique, l’histoire d’une aventure, la description de personnes qu’il a rencontrées, d’endroits qu’il a vus.  Les allégories sont telles que ses paroles ont vécu dans l’esprit des hommes depuis des siècles.  Le Masnavi de Roumi contient des histoires, des fables, des histoires d’amants, de rois et de cours, de prophètes, de la venue des prophètes, et aussi des histoires d’animaux et d’oiseaux, des allégories, des interprétations qui sont les analyses de questions qui se posent à l’âme de l’homme dans le monde.  Les histoires ne sont pas racontées au hasard, mais retracent le cours de la voie mystique.  Ainsi, leurs premiers livres parlent de la reconnaissance du Maître, du Prophète.  Je raconterai l’histoire qu’ils présentent, puis je dirai ce qui se produit dans chacun, puis je donnerai une interprétation des histoires.

Le Voyage spirituel de Dante

Comme bien des poètes des anciens âges de la Chrétienté, Dante nous a parlé de son expérience spirituelle sous la forme d’un voyage à travers les Régions Infernales, à travers le Purgatoire et à travers le Paradis.  Dante dit qu’au milieu du chemin de la vie, il se trouva au milieu d’une épaisse forêt, si dense et si sombre, que rien que d’y penser, en faisait revivre la terreur, car le droit chemin avait été perdu.  Et quand il s’arrêta au milieu de la forêt il vit à sa gauche un léopard à la peau tachetée bondissant vers lui.  Comme il s’avançait de quelques pas, il vit une louve à sa droite dont les flancs semblaient porter tous les désirs du monde.  Alors, en se détournant de sa droite et regardant devant lui, il vit un lion qui bloquait sa marche. 

Mais il vit plus loin, devant lui, une montagne aux flancs de laquelle brillaient les rayons du soleil.  Dans sa détresse il regarda alentour, et en haut et vit une forme humaine.  « Qui que tu sois – dit-il – que tu sois fantôme ou bien homme, dis-moi d’où tu viens et quelle est la cause de ta venue ».  La forme répliqua : « Je suis né dans le nord de ce pays, mes parents étaient tous de Mantoue ».  Alors, Dante reconnut Virgile qu’il salua en disant : « O honneur et luminaire des autres poètes, comment est-tu ainsi venu à moi ?  Et pourquoi es-tu venu ? ». 

Virgile propose son aide

Virgile dit alors : « Il y a au Ciel une courtoise Dame qui, émue de ta détresse, se leva et alla chercher Lucia, demandant à cette Sainte de chercher Béatrice dans les royaumes d’en-haut et de lui parler de ton épreuve.  Lucia, l’ennemie de tout ce qui est cruel, alla vers Béatrice qui était assise à côté de Rachel des anciens jours, et lui parla de l’endroit où tu es.  Et Béatrice, quittant les Cieux, vint à moi et dit : « Mon ami, qui n’est pas celui de la fortune, est si empêtré dans son chemin qu’il ne peut avancer.  O âme courtoise de Mantoue, va vers lui et aide-le dans son chemin, car il est empêché et assailli de tous côtés ».

Puis Virgile dit à Dante : « Il n’y a qu’une voie hors de ce danger.  Avance vers cette montagne qui est le commencement et l’occasion de toute joie ».  Dante dit : « Mais qui suis-je pour faire l’ascension de cette montagne ?  Enée en fit l’ascension, le Vaisseau d’Election y monta.  Je ne suis pas Enée, je ne suis pas Paul.  Comment y parviendrais-je ? » ?  Virgile dit : « Pourquoi t’arrêtes-tu ?  Pourquoi n’as-tu pas l’audace et le courage d’avancer, alors que trois si nobles Dames se soucient de toi dans le Ciel, et que ma venue te promet un si grand bienfait ? »

L’accompagnement de Virgile

Dante répondit : « Puisse ma longue étude et mon grand amour me rendre digne de te suivre dans la voie que tu me montres.  Toi qui a versé un si large flot d’éloquence, tu es celui de qui j’ai pris la manière des mots qui m’ont porté honneur ».  Alors, Virgile prit sa main avec un regard joyeux et l’admit – dit Dante – aux choses secrètes.

Sa première expérience fut, quand il s’avança, de voir de sombres portails sur lesquels était écrit : « Par moi, vous allez à d’indicibles souffrances.  Vous qui entrez, laissez toute espérance ».  Dante se tourna vers son guide et dit : « Maître, le sens de ces paroles m’est dur ».  Virgile répliqua : « Tu es venu dans la région de ceux qui sont en tourment, de ceux qui ont perdu de vue leur But et leur Source, tu es venu parmi ceux qui sont perdus.  Alors, avec son guide Dante explora les régions de l’Enfer qu’il dépeint comme un puits dans lequel il y a des falaises, et d’où il remonta à la base du mont du Purgatoire. 

Ils traversèrent le fleuve qui court à sa base avec les âmes heureuses à qui Charon, le nautonier, crie : « Hâtez-vous vers la montagne pour vous décharger de ce roc qui cache Dieu à vos yeux ».  Et après avoir passé par les falaises de la montagne et vu ce qu’elles contenaient, ils atteignirent ensemble la demeure de béatitude, où tout est bonheur, fructification et beauté.  Là, Virgile se sépara de lui.

La fin du voyage

A présent, Dante a atteint la sphère où vit Béatrice, et elle vient à lui pour être son guide et l’aider dans le restant du voyage.  Elle fixe les yeux sur les cycles éternels, et Dante tourne les yeux vers elle, les détournant pour un instant de ce qui est en-haut.  Dante, se trouvant entouré par une grande lumière dont il donne une très belle description, entendant un son nouveau pour son oreille, s’élance avec Béatrice, aussi rapide qu’une flèche, à travers cette sphère de lumière jusqu’au plus haut Ciel d’Illumination où il rencontre les âmes bénies, les saints, où il voit Adam et – ultime expérience – discerne dans une image la Divine Essence.

Dante Alighieri

Je dirai maintenant ce qui arriva dans la vie de Dante.  Dante Alighieri, vers le milieu de sa vie, était un homme de grande expérience.  C’était un érudit, un poète.  Depuis son enfance, son profond amour pour Béatrice et la joie et le chagrin qu’il lui avait apporté avait imprégné sa vie.  Il avait été soldat à la guerre.  Il était marié et père de famille.  Il avait été diplomate chargé de mission, avait été parmi les dirigeants de son Etat, la République de Florence, et puis exilé avec sa tête mise à prix, brûlé en effigie, et il avait appris « combien dur est l’escalier des autres ».  Il avait d’abord rencontré Béatrice quand il avait neuf ans et qu’elle en avait six.  Son amour, et ensuite sa mort prématurée lui avaient apporté un chagrin si poignant que pendant des mois il fut plongé dans la tristesse. 

Il a raconté que c’est alors qu’il écrivit son premier sonnet.  En celui-ci, il a une vision dans laquelle l’Amour lui apparaît comme le Seigneur, il demande à ses amis quelle peut être le sens de cette vision.  Plus tard dans cette période de sa vie il se tourne vers la philosophie et après sa profonde étude, un jour il a une vision dans laquelle Béatrice lui apparaît, entourée de lumière, avec d’autres formes lumineuses qui l’entourent, et lui découvre une révélation.  Il dit alors qu’il résolut ceci : « Je dirai d’elle ce que nul n’a dit de personne.  Ce qu’aucun poète célébrant son idéal n’a dit, je le dirai d’elle ».

La Divine Comédie

Dante dit que La Divine Comédie possède tout au long trois sens : le sens littéral, la signification politique et le sens spirituel.  L’interprétation du premier Canto, il l’a donnée lui-même.  Il dit qu’au milieu de sa vie, à l’âge de trente-cinq ans, il se trouva lui-même comme au milieu d’une épaisse forêt, car il avait perdu le droit chemin.  La forêt de ce monde plein de difficultés, d’obstacles, d’épines et d’obscurité.  Quelques-uns ont supposé que Dante avait mené une vie dissolue et était perdu pour la morale et pour Dieu.  Mais quand les yeux s’ouvrent, ce n’est pas seulement Dante, c’est chaque âme qui s’éveille qui se voit au milieu d’une épaisse forêt, une jungle d’épines et d’obstacles sur son chemin.  Les ennemis qu’il voit ne sont pas seulement au-dehors dans le monde méchant, mais en lui-même. 

Il dit qu’il ne sait pas à quel moment il est entré dans la forêt, car il était très ensommeillé au moment où il avait abandonné le droit chemin.  Dans la vie du monde, un sommeil s’étend sur l’âme.  Eveillée au monde du dehors, elle s’endort au monde intérieur, et c’est seulement quand elle s’éveille qu’elle voit la vraie condition de sa vie.  Le léopard que Dante voit bondir vers lui est la vanité de l’être humain qui devient quelquefois une morgue féroce.  Le loup, qui semblait le repousser là où la lumière de Dieu qui lui était apparue d’un autre côté ne peut plus être vue, est la rapacité, l’avidité insatiable qui est dans la nature humaine.  Le lion qu’il voit devant lui est cet autre ennemi de l’homme, la fureur. 

La courtoise dame

Dante n’a pas perdu conscience de Dieu, il voit le soleil briller dans les Cieux, mais il sent que le loup le repousse en arrière dove il Sol’tace, où la lumière de Dieu ne se voit plus et où la voix de Dieu ne s’entend plus.  A ce moment, quand son avance est entravée et quand il voit des ennemis devant lui de tous côtés, il aperçoit devant lui une forme humaine.

Dante avait pendant des années étudié l’œuvre de Virgile.  Il avait appris son art et assimilé sa beauté poétique.  Et puis, grâce à son grand amour il avait été plus loin, il avait touché l’esprit, car derrière la parole il y a celui qui la dit. 

Comme nous lisons dans le Gayan

« Le don n’est rien sans le donateur ». 

Comment l’esprit de Virgile a-t-il été touché ?  Virgile raconte à Dante qu’une courtoise Dame dans le ciel, son amie, attristée de sa détresse, chercha la lumière Divine et par la lumière Divine a ému Béatrice, qui est éloignée de toute connaissance concernant les souffrances et des vicissitudes terrestres, et Béatrice a fait à l’esprit de Virgile la demande d’aider Dante dans ses difficultés présentes. 

Cette courtoise Dame, qui est plus près de la terre, grâce à la lumière Divine atteint la sphère où vit Béatrice, qui est déjà plus éloignée de la terre.  Le poète ne dit pas que Béatrice, pour laquelle son amour est si immense, a alors pensé à lui et puis lui ait parlé.  Dante dit que Béatrice envoie Virgile pour communiquer avec lui.

La libération de l’âme

Derrière les mots d’un grand poème, derrière sa signification, vit l’esprit du poète inspiré, et la dévotion de l’étudiant qui s’absorbe dans ce poème est le lien qui l’amène à communier avec l’esprit du poète.  Ainsi, à Dante il apparut le sens plus profond du poème, et comment l’histoire d’Enée parle de la libération de l’âme.

Virgile lui dit que la seule manière d’échapper aux misères de la vie dans le monde est de faire l’ascension de la montagne. 

C’est ce qu’a dit Pîr-o-Murshid Inayat Khan:

« La manière d’échapper aux conflits de la vie est de s’élever au-dessus d’eux tous ».

Dante demande : « Comment puis-je tenter cette ascension ?  Enée a fait ce voyage, le Vase d’Election a fait cette ascension pour l’amour de sa mission dans le monde.  Mais comment pourrais-je la tenter ? ».  Mais Virgile l’exhorte à aller de l’avant, sachant que ces trois Dames dans le Ciel se soucient de lui et que sa propre venue promet un tel bienfait.  Virgile lui donnant la main signifie son initiation grâce à laquelle il est admis aux choses secrètes.

L’enfer et le purgatoire

Puis ils se mettent en route, Virgile en avant, Dante à sa suite.  Et dès le premier pas il y a ces sombres portails que voit Dante et les mots affreux qui y sont écrits.  C’est une épreuve telle qu’il en vient à beaucoup dans le chemin spirituel.  On lui dit que des souffrances sans nom l’attendent, que l’espoir doit être abandonné.  Mais quand il se tourne vers son guide et cherche une explication, il lui est dit qu’il est maintenant près de ceux dont la vie se passe dans l’obscurité et le désespoir, car sa première expérience est de faire connaissance avec les esprits malheureux dont la nostalgie est insatisfaite, qui ont perdu la conscience du Divin.  Il apprend ce qu’ils éprouvent dans la vie future et quels sont leurs tourments.

Ensuite, Dante s’en vient parmi ceux qui se purifient, dont le travail est d’enlever de sur eux-mêmes le roc qui cache Dieu de leur vue.  On comprend le roc comme l’accumulation des fautes qui pèsent sur l’être humain.  Le Soufi dit que l’ego est le roc qui cache Dieu à l’homme, et quand ce roc est enlevé alors Dieu est manifesté à l’homme.  Là on montre les âmes comme si elles étaient en train d’enlever ce rocher une fois qu’elles sont parties de ce monde.

Le paradis

Et puis, Dante rencontre un ami qui lui demande comment il se fait qu’il vienne là avec son corps mortel.  Dante explique : « C’est afin de retourner là où je suis maintenant que je fais ce voyage ». 

Comme il est dit dans le Gayan :

« Le mystique n’attend pas l’au-delà, il fait tout ce qu’il peut pour progresser maintenant ». 

Cette ascension que beaucoup espèrent faire dans l’au-delà, le mystique l’effectue maintenant.  Le Coran dit : mutu qabla an tamutu – meurs avant la mort.  Mourir avant la mort est faire ce voyage pendant qu’on est sur la terre. 

Quand Dante a fait l’ascension à travers toutes les vallées et les pentes de cette montagne – cette montagne qui est le commencement et l’occasion de toute béatitude – il atteint son sommet où tout est beauté, où tout est fructification et harmonie.  Ici est – dit-il – le Paradis Terrestre.  C’est le plan de la Conscience, ce plan d’expérience spirituelle qu’on appelle parfois le plan Bouddhique, parfois la caverne dans la montagne, dont Hazrat Inayat Khan a donné l’explication dans L’Unité des Idéaux Religieux lorsqu’il interprète l’histoire de Lot, et où il dit que cette expérience a le pouvoir de retenir l’âme, et que cette expérience aboutit a un grand dessein : la naissance du Messager.

Cette vérité est exprimée par Dante.  Ici les âmes, celles engagées dans le voyage spirituel ici sur terre ou bien celles qui sont passées de cette terre, bénéficient d’un bonheur parfait dans la vision de la beauté et dans une inspiration constante.

Les âmes illuminées

Jusque-là, Dante a été guidé par le poète Virgile.  Virgile le quittant, il entre maintenant dans les Cieux d’Illumination.  Béatrice vient à sa rencontre.  Il voit son regard fixé sur les Cieux, sur les sphères divines, et lui, la regarde, détournant les yeux de ce qui est plus haut.  Comme il est ainsi absorbé à la regarder, il s’élève au-dessus de la limitation humaine : « Ceci transcendant les humaines limites – dit le poète – ne peut être dit en paroles.  Néanmoins que cet exemple suffise à celui pour lequel la grâce divine tient en réserve cette expérience ».

Traversant une sphère de grande lumière, solide et brillante comme une perle, entendant un son nouveau, lui et Béatrice s’élancent vers le haut aussi vite qu’une flèche.  Il rend grâce à Celui Qui l’a élevé par cette divine Lumière, et ici dans cette sphère de lumière il rencontre les âmes illuminées.  Il voit Adam, le père de l’humanité, le premier des prophètes, et c’est ici que lui sont révélées les réponses à tant de questions, la solution de tant d’énigmes, et enfin il contemple l’essence de la Divinité.

Le livre de révélation de Roumi

Dante dit que son objectif en écrivant son poème est de rendre l’homme plus heureux.  Roumi fut exhorté par son inspirateur Shams Tabriz de dire quelque chose de ses expériences intérieures, afin que les hommes puissent les entendre et prendre part à leur charme.  Dans le poème de Dante il n’y a rien de métaphysique, il y a beaucoup d’historique, beaucoup de personnages, d’événement.  Le Masnavi ne dit rien d’aucun événement ni personnage historique, il y a beaucoup de métaphysique et il y a beaucoup d’explications philosophiques.  Mevlana Roumi, le grand mystique, dit au commencement de son grand poème que son guide spirituel Shams Tabriz lui demanda de dire quelque chose de son expérience mystique, afin que les hommes l’entendent et en deviennent plus heureux.  A Dante, le poète Virgile demande de se mettre en route pour le voyage spirituel, d’avancer sur le chemin mystique. 

Roumi dit que l’on ne peut pas raconter les expériences intérieures, que les mots sont impuissants à les traduire.  Mais Shams-Tabriz le lui demandant et le lui redemandant, il commença son grand poème qui est considéré en Orient comme un livre de révélation et dont Inayat Khan a dit que lorsqu’on l’avait lu et compris, la totalité du mysticisme a été compris.  Roumi dit, à propos du fait que son poème contient des histoires et des fables, que le Coran aussi contient des histoires, mais que l’on doit savoir que dans le Livre Saint, derrière le sens extérieur il y a un sens intérieur, derrière ce sens intérieur un sens encore plus intérieur, et qu’il y a ainsi sept sens l’un derrière l’autre. 

L’allégorie aux sept profondeurs

De même en est-il du Masnavi, comme il le dit :

« Distingue le sens de l’histoire comme tu le ferais du lion par rapport au désert ». 

Le sens est ce qui possède le pouvoir et la vie ;  l’histoire sans le sens est le sable du désert qui l’entoure.

Le Masnavi débute avec le très beau et célèbre exorde :

« Ecoute se plaindre la flûte de roseau, se lamentant de sa séparation d’avec sa souche… »

de l’interprétation de laquelle Pîr-o-Murshid a parlé.  L’allégorie de la flûte de roseau et de sa musique raconte l’âme se lamentant de sa séparation et exprimant sa nostalgie pour être réunie à sa source. 

Roumi dit :

« C’est du feu qui est dans la flûte, non pas de l’air ; c’est le feu de l’amour qui m’inspire ». 

Pascal a demandé :

« Quelle est la différence entre l’apôtre et le philosophe Grec, quand tous deux mènent à la vie spirituelle ? »

Et Pascal répond :

« C’est le feu de l’amour qui brille dans le cœur de l’apôtre. »

Le roi, l’esclave et le bel orfèvre

Roumi raconte dans sa première histoire qu’un roi partit à la chasse et que sur la grande route il vit une servante si belle qu’il en tomba amoureux.  Il paya un grand prix pour l’acheter.  Mais bientôt la jeune fille tomba malade.  Le roi envoya chercher des médecins, l’un après l’autre examinèrent la malade, mais aucun d’eux, dans leurs tentatives pour la guérir, n’eurent recours au Nom de Dieu, et ainsi – raconte l’histoire – leurs efforts furent vains.  Alors, le roi dans sa détresse alla à la Mosquée et se prosterna dans sa prière sur le mihrab, et il vit dans sa vision un Pîr, un sage destiné à venir à son aide.  De retour à son palais, on dit au roi qu’un célèbre médecin était dans la région.  Le roi l’envoya chercher. 

Le médecin vint et le roi le reçut avec honneur et cordialité, et l’emmena voir la malade.  Le médecin l’examina et commença à converser avec elle, lui demandant dans quelles villes et dans quelles maisons elle avait séjourné avant de venir au palais du roi.  Maison par maison, ville par ville, il la questionna pour déterminer à laquelle son affection la portait.  Il trouva ainsi qu’elle avait donné son cœur à un certain orfèvre de Samarkand, dans la maison de qui elle avait séjourné quelques mois. 

Le médecin vint rapporter au roi la cause de sa maladie.  Le roi demanda au médecin : « Que dois-je faire ? » Le médecin répondit : « Envoyez chercher l’orfèvre et mariez-le à la jeune fille ».  Le roi expédia des envoyés à l’orfèvre avec une robe d’honneur et d’autres présents et le persuada de venir à la cour.  L’orfèvre vint et par l’ordre du roi la jeune fille et lui furent unis.

L’union au roi de l’amour

Pendant quelque temps, ils vécurent heureux ensemble.  Puis, petit à petit, le médecin administra du poison à l’orfèvre, et petit à petit sa beauté s’altéra.  Il se lamenta de sa fin prochaine, et sa beauté ayant disparue, la jeune fille cessa de l’aimer.  Il mourut.  L’amour de la jeune fille avait disparu, car, dit le poème

« L’amour pour ce qui est mort ne dure pas, l’amour est pour Celui Qui Vit ». 

Alors, la jeune fille une fois guérie fut unie au roi. 

Roumi dit au début de son poème :

« Qui que ce soit que vous aimiez dans cette assemblée,  à la fin vous êtes amené devant le Roi de l’amour ». 

Telle est la forme sous laquelle Roumi parle de son entrée dans la vie spirituelle.

La rencontre de Shams Tabriz

Roumi avait une haute situation en Perse, il était qadi, juge et c’était aussi un érudit.  Un jour il était assis à côté du réservoir de son jardin avec ses manuscrits à côté de lui, et regardant par-dessus le manuscrit qu’il lisait, il vit devant lui un homme étrange et d’aspect sauvage.  Cet homme lui dit : « As-tu compris quelque chose grâce à ce que tu lis ? » Et il prit le manuscrit que lisait Roumi et le jeta dans le réservoir.  Un instant plus tard il fit un geste de la main, le manuscrit sortit de l’eau et revint se mettre près de Roumi. 

Cette action, et plus encore l’apparence de l’homme impressionna Roumi à tel point qu’il lui demanda pourquoi il avait fait cela, que voulait-il signifier par-là et qui était-il ?  Il s’intéressa de plus en plus à cet homme, qui était le grand mystique Shams Tabriz.  Et Roumi, conscient de l’extraordinaire pouvoir de la lumière qui était en lui, le suivit et devint son disciple.  La famille tout entière de Roumi et ses concitoyens furent horrifiés de voir Roumi suivre cet homme étrange.  Ils dirent que Roumi avait perdu toute dignité, et ils ne purent comprendre son éloignement, car il avait changé sa manière de vivre et suivait Shams Tabriz à travers les rues de la ville.  Ainsi, Roumi perdit complètement l’estime de son entourage ;  et un jour, alors qu’il se trouvait dans cette situation, Shams Tabriz, pour lequel il avait tout abandonné, partit soudainement. 

L’avènement du poète

Roumi était désormais privé de celui à qui il s’était voué.  Dans cette détresse arrivèrent à son oreille des vers de la plus belle poésie, des poèmes qu’il écrivit, et qu’il appela le Diwan de Shams Tabriz.  Ce sont les poèmes les plus admirables et les plus inspirés que le monde possède, remplis d’une extase qui fait que chaque mot apporte l’inspiration à celui qui les lit.  Shams Tabriz revint pour peu de temps, et après son décès, Roumi devint le grand poète qui est vénéré en Orient, l’auteur du Masnavi qui a inspiré les âmes les plus grandes et les plus spirituelles ;  il devint aussi le fondateur de l’Ordre des Soufis Mevlevi, une branche de l’Ordre Chishtia d’où descend l’Ordre Soufi actuellement apporté en Occident. 

Le Masnavi de Mevlana Jelal-uddin-Roumi est étudié par beaucoup en Orient en tant qu’œuvre littéraire, poème, et c’est après des années d’étude, après l’avoir contemplée, que son sens devient clair.  Ou parfois il peut arriver à un homme d’études qu’un derviche survienne qui n’a pas beaucoup étudié, mais qui en un moment lui révèle sa signification.

L’interprétation de l’histoire du roi

L’interprétation de l’histoire du roi qui s’en va chasser est l’âme se mettant en route sur son chemin vers la manifestation, et ce qu’il rencontre devient sa proie.  L’âme qui est le rayon de la Lumière divine s’avance vers la manifestation et cherche quelque chose.  C’est le roi qui s’en va chasser, et sur sa route il découvre la servante, le mental.  Il dépense une somme pour l’acquérir.  L’âme abandonne ce qui lui appartient pour acquérir le mental.  Ce qui est donné pour acquérir le mental est pris à l’esprit, à l’essence.  Le mental est fait de l’âme. 

Ainsi, la mythologie nordique raconte qu’Odin en voyage arrive à un lac à côté duquel pousse un Arbre plein de fruits magnifiques et près des racines de l’arbre se trouvent deux cygnes.  Il désire boire de l’eau et les gardiens demandent que pour prix de cette eau Odin donne l’un de ses deux yeux.  Et Odin le donne.  Avec le mental l’âme contracte des dettes, et avec la propriété acquise il y a les dettes, les hypothèques, qui y sont attachées, comme Murshid Inayat Khan l’a dit dans Le Grand Cycle de l’Ame.

Le guide spirituel

Et puis, le roi s’aperçoit que la jeune fille tombe malade, qu’elle dépérit.  Le roi envoie divers médecins pour la rétablir.  Nous cherchons diverses influences pour remédier au désir insatisfait de notre mental.  Ceux-ci se montrent souvent sans valeur.  Le médecin renommé est le guide spirituel, le Pîr, c’est Shams Tabriz à la direction de qui Roumi se confia.  L’orfèvre de Samarkand représente les attraits du monde extérieur pour lesquels le mental a une prédilection innée.  Mais la beauté du monde extérieur ne dure pas.  Le médecin conseille que la jeune fille soit mariée à l’orfèvre.  Le murshid n’éloigne pas son murîd de ce que le murîd désire.  Il dit que si le murîd désire quelque chose dans la vie, ce désir doit d’abord être satisfait.  Mais il peut alors montrer la nature de l’objet désiré, et peut faire que sa beauté s’évanouisse de sorte que l’attraction cesse.

On peut alors poser la question : était-il injuste de la part du médecin d’agir ainsi ?  La question est non, car c’était le décret de Dieu.  C’est la nature de la vie dans le monde que tous les objets ou possessions, toutes les réalisations se fanent ou périssent, et alors l’attraction qu’ils avaient a disparue :

« Tout ce qui est né, fait, construit, est un jour ou l’autre susceptible de destruction »

Coran

Et montrer leur nature périssable consiste à découvrir ce qui dure, de désigner ce qui est au-dessous et au-delà. 

L’harmonisation du mental avec l’âme

Roumi dit :

« L’amour pour les morts ne dure pas ». 

Alors, ne faut-il pas aimer ceux qui sont passés de cette terre, ceux qui s’en sont allés de nous ?  Nous les aimons parce que nous vivons et même nos pensées, notre concentration donneront vie à ce qu’elles contiennent.  Mais quoi que ce soit de mort n’a plus de magnétisme pour nous attirer.  Un poète a dit :

« La beauté nous attire par un seul cheveu ». 

Ce cheveu – dit Roumi – une fois tombé et mort, devient répulsif, « l’Amour est pour le Vivant ».

Quand le monde perd sa couleur, c’est le moment où le mental cherche quelque chose d’autre, quand une personne commence à se détourner du monde extérieur vers l’esprit au-dedans.  Il est dit dans l’histoire que le roi s’intéressa de plus en plus au médecin.  Il lui dit : « C’est vous que j’aime ».  L’âme que représente le roi est graduellement et de plus en plus attirée par l’âme illuminée qui vient comme guide spirituel, beaucoup plus que par ce qui auparavant l’avait tant attirée, son mental individuel qui est personnifié par la servante. 

« Pour chaque être – dit Pîr-o-Murshid- Il doit y avoir un accord, une harmonisation. 
Le mental peut être d’abord harmonisé avec la volonté ;  l’âme elle-même est volonté, la part divine de l’homme ». 

C’est ce que Roumi nous dit dans la première histoire de son livre.

Les prophètes apportent la lumière

Une autre signification de l’histoire concerne la venue du prophète, qui trouve le mental de l’humanité attiré par la matière, absorbé par la matière.  Le prophète vient à un âge où le mental de l’humanité est affolé et où le monde est en détresse ;  et où l’on cherche divers remèdes dans les philosophies, dans des théories, dans des tentatives pratiques, mais en toutes celles-ci, la pensée de Dieu est absente.  Le prophète parle du Nom de Dieu, il apporte l’idéal de Dieu.  Il ne demande pas au monde d’abandonner l’objet de son amour, mais il lui en donne une meilleure connaissance :

« Je ne suis pas venu pour changer le monde, mais pour l’aider à avancer »

Gayan

Il lui montre que sa beauté matérielle ne peut durer, que la matière disparaît.  Quand cela est compris, l’homme cherche ce qui dure, ce qui vit.  L’esprit vit et c’est la vie elle-même.  Le prophète dit que la vie extérieure est un théâtre d’ombres, une irréalité ;  comme je l’ai entendu dire à Murshid Inayat Khan, le monde extérieur est un écran derrière lequel se cache la réalité.  C’est ce que veulent dire en termes religieux les paroles que le Sauveur du monde trouve le monde séparé de Dieu et le réunit à Dieu.  Comme Roumi le dit au commencement de son poème :

« Qui que ce soit que vous aimiez dans cette assemblée, à la fin vous êtes amenés devant le Roi de l’Amour ».

Roumi dit : « Les prophètes viennent avec un Livre » – une parole, une révélation. 

Il dit :

« Les prophètes apportent la lumière. 
Sans lumière le caillou semble identique au diamant,
Dans la lumière, on reconnaît la beauté du rubis. 
Dans la lumière l’or faux est distingué du vrai ». 

La tâche du prophète dans le monde

Qu’est-ce que le prophète apporte ?  Apporte-t-il de nouvelles doctrines, de nouveaux enseignements, de nouvelles lois ?  Il le fait et cependant ne le fait pas, comme il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et comme c’est toujours la même loi qu’il vient accomplir.  Le prophète crie à haute voix, quand cela est nécessaire, ce qui est murmuré par les lèvres des sages de toutes les époques. 

Au-delà et au-dessus des paroles qu’il prononce il apporte la lumière qui rend claires les choses, les rendant simples comme si elles avaient toujours été connues des âmes sur la terre.  Il apporte la vie, revivifiant les cœurs et les âmes qui autrement ne sont rien que des os desséchés dans la tombe du corps humain.  Oui, le prophète amène une religion, mais ce n’est pas tout.  Ce qu’il apporte en réalité à la terre est le Dieu vivant, qui autrement reste caché dans les Cieux. 

« L’esprit vivifie, la chair ne profite en rien »

dit la Bible.  Quand le monde se détourne de son illusion, de son amour pour la matière périssable, il se tourne vers la vie du dedans, vers l’être vivant, l’Etre divin.  Quand ce qui lui paraissait réel devient irréel à sa vue, alors ce qui lui semblait auparavant une ombre est vu comme la seule réalité.  Tel est le travail du prophète, car le Masnavi du commencement à la fin est l’explication de l’âme prophétique et de la tâche du prophète dans le monde.

Suresnes, dimanche 6 mai 1934